vendredi 26 août 2016

LE CANIS ATLANTICUS, UN NOUVEL ECLAIRAGE...

LE « CANIS ATLANTICUS », UN NOUVEL ECLAIRAGE SUR LES RELATIONS POSSIBLES ENTRE GUANCHES, EGYPTIENS ET PEUPLES D’AMERIQUE

Anubis (tombeau de Toutankamon)

 Par Roland COMTE

 Cet article est la version définitive (2013) d’un précédent article publié en 1989 sous le titre « Le rôle du chien dans les anciens rites funéraires Guanches » publié dans la revue scientifique Almogaren, (XXI/1/1990, pp. 69-79) de l’Institutum Canarium (Hallein, Austria)

Introduction

Cet article n’a pas pour but de relancer le débat sur l’étymologie du nom des îles Canaries. Cependant, il nous paraît indispensable, pour la clarté de l’exposé, de revenir sur ce point particulier car il ne nous semble pas avoir reçu, jusque là, toute l’attention qu’il méritait. Cela ne serait en soi d’aucune gravité si, par contrecoup, une question que nous considérons comme importante pour l’approche de certains traits culturels canariens n’avait, elle, injustement souffert de ce discrédit.     
Nous voulons parler de la question du chien canarien et de son possible rôle dans les conceptions religieuses et les rites funéraires guanches.

La première étymologie faisant dériver le nom des Iles Canaries du latin « canis » (chien)  est, à notre connaissance, attribuée à Pline.

Rappelons ce qu’en dit le naturaliste Bory de Saint-Vincent[1] :

« Avant la soumission des Canaries, ces îles n’étaient connues que sous le nom de Fortunées, qu’elles perdirent presque en un instant pour celui qu’elles portent (...). Entre les Fortunées dont nous parlent les Anciens, il en est une nommée Canaria, parce qu’on y trouvait des chiens : deux de ces animaux furent conduits à Juba, roi de Mauritanie. Plusieurs auteurs s’accordent à dire que, lors de leur découverte, ces îles étaient pleines d’animaux pareils. »

Dans son Histoire naturelle, Pline l’Ancien dit très exactement [2]

« Canariam vocari a multitudine canum ingentis magnitudinis, ex quibus perducti sunt Jubae duo (...). »

Traduction :

« Canaria, ainsi appelée pour les nombreux chiens de grande taille qui y vivent et dont deux d’entre eux furent amenés à Juba (...). »

Pline faisait référence à l’expédition envoyée aux Iles Canaries par Juba II, roi de Mauritanie, expédition qui dut avoir lieu entre l’an 25 avant J.-C., date de l’accession au trône du prince berbère et l’an 24 après le début de l’ère chrétienne, date de la fin de son règne et de sa mort [3].

Bory de Saint-Vincent précise, et ce malgré les dénégations du chroniqueur Gomara[4] affirmant que, lorsque Pedro de Vera « arriva à Canarie, il n’y avait pas de chiens dans l’île », que d’autres auteurs soutiennent le contraire. P. de Vera connut la Grande Canarie en 1480 ; son témoignage est donc tardif. Le Canarien, récit de la conquête de Jean de Béthencourt, qui lui est près d’un siècle antérieur, puisqu’il se réfère aux années 1404-1405, parle des fameux chiens que découvrirent les Français lors de leur arrivée à la Grande Canarie :

« Ils sont bien pourvus en animaux, à savoir porcs, chèvres et brebis, et quelques chiens sauvages, qui ressemblent à des loups, mais ils sont petits. » [5]

Il existe plusieurs versions du manuscrit de Béthencourt. Celle qui est attribuée à son lieutenant Gadifer de la Salle, précise :

« (...) et de chiens sauvaigez qui senblent loups, mais ils sont plus petis. » [6]


Cette variante, dans laquelle nous pensons qu’il faut entendre « plus petits [que des loups] », n’est pas sans intérêt.

Bory cite aussi la description des Canaries par l’anglais Thomas Nichols en 1526, qui « assure, au contraire, que non seulement on y trouvait des chiens (...) mais encore que les insulaires les châtraient et en mangeaient la chair. »[7]

On peut donc estimer que la remarque de Gomara ne tient pas ; elle est non seulement abondamment contredite par d’autres chroniqueurs mais aussi, comme nous le verrons, par l’archéologie.

On voit, qu’étoffée d’autres témoignages, la brève mention de Pline revêt un intérêt considérablement plus large pour les naturalistes que celui d’un simple point, amplement controversé, d’étymologie...
Jusque là, néanmoins, rien que de très banal. Les premiers témoins européens rapportent qu’à côté d’autres animaux, moutons, chèvres, cochons... on trouvait aux Canaries des chiens, « grands », selon PLINE, « semblables à de petits loups », selon Le Canarien, et qu’ils servaient parfois de nourriture aux indigènes.

Or, les découvertes archéologiques, même si le chercheur les souhaiterait plus nombreuses et indiscutables, confirment les témoignages littéraires. Nous faisons référence, d’une part, à la

découverte de plusieurs crânes  de chiens conservés au Museo Canario de Las Palmas[8]. Ces crânes ont été trouvés dans des grottes d’habitation de la Grande Canarie. Ils appartenaient à des exemplaires de chiens de petite taille qui étaient, soit des animaux de compagnie, soit avaient servi d’alimentation aux indigènes. 
Mais une autre trouvaille nous paraît encore plus significative : c’est celle d’un crâne de chien, toujours de petite taille, découvert à Tenerife. Ce crâne portait des traces de momification et laissait encore voir quelques zones de poil court couleur crème foncé. Ces restes furent trouvés dans la nécropole du Llano de Maja, à côté du squelette d’un homme, accompagné « d’un ensemble d’offrandes funéraires très complet (...) ».[9] Luis Diego Cuscoy, longtemps directeur du Musée archéologique de Tenerife, qui relate cette exceptionnelle découverte, supposant que l’animal avait peut-être été sacrifié à la mort de son maître, émet l’hypothèse selon laquelle les Guanches  attribuaient au chien le rôle de « guide de l’âme vers l’autre monde » qu’on lui connaît dans d’autres civilisations, en particulier « dans l’ancienne Egypte où des trouvailles semblables ont été signalées dans les gisements de Fayoum et de Badari. »[10]
En Egypte, les exemples de momifications conjointes d’hommes et de chiens ne se limitent pas aux gisements de Fayoum et de Badari et ils ont été suffisamment étudiés pour que nous n’ayons pas à y revenir[11].  Mais l’Egypte n’est pas la seule à avoir pratiqué la momification de chiens. On en retrouve des exemples dans l’Amérique précolombienne, en particulier au Pérou, où le chien joua aussi un rôle reconnu dans les rites funéraires[12].

L’hypothèse d’un rôle du chien dans le rapport des Guanches à la mort et à l’autre monde, et des troublantes correspondances que l’on peut établir entre les rites funéraires guanches et égyptiens, d’une part, et précolombiens de l’autre, avaient déjà été signalées par le regretté Professeur Hans Biedermann dans un article intitulé « Les îles des chiens dans la mer occidentale », mais elle achoppait alors sur l’absence d’éléments archéologiques suffisamment convaincants[13].

Bien entendu, la découverte signalée par Diego Cuscoy, même s’il affirme qu’elle n’est pas isolée, pourra être considérée comme insuffisante. Elle n’est à ce jour, de plus, valable que pour l’île Tenerife car nous n’avons pas connaissance de trouvailles semblables dans les autres îles de l’archipel. Cela ne signifie nullement qu’elles sont inexistantes car les îles nous réservent encore certainement, ne serait-ce que sur le plan de l’archéologie, beaucoup d’autres surprises ...

Bien que reconnaissant qu’aucun chroniqueur ni aucune source antique ne fasse état d’un rôle qu’aurait pu jouer le chien dans les rites funéraires guanches, L. Diego Cuscoy souligne avec justesse que cet « animal occupe une place dans le monde du mythe et du culte [des Guanches] ». Il s’appuie pour cela sur l’existence, à la Grande Canarie, d’un « chien démoniaque, le tibisenas, dont l’apparition effrayait les indigènes. »[14] 

Qu’on nous permette cependant ici d’attirer l’attention sur les précautions qu’il convient de prendre avec les observations des premiers chroniqueurs de la conquête sur la société guanche et plus encore sur les faits religieux qu’ils décrivaient à travers le filtre déformant de leur propre religion et de leurs a priori : tout ce qu’ils ne comprenaient pas et qui les choquait était souvent qualifié de « démoniaque ». Aussi, rien ne nous prouve que l’esprit à forme de chien présenté par Pedro Gomez Escudero[15]  ait eu le caractère « démoniaque » que celui-i lui attribue :

« Muchas y frequentes veses se les aparesia el demonio en forma de perro muy grande i lanudo de noche i de dia i en otras varias formas que llamaban Tibicenas. »

Traduction :

« Le démon leur apparaissait souvent sous la forme d’un chien très grand et aux longs poils, que ce soit de jour comme de nuit, et sous diverses autres formes qu’ils nommaient tibicenas. »

Sous les réserves indiquées plus haut, on doit cependant reconnaître que la croyance en un être surnaturel « démoniaque » (du moins dans la bouche des chroniqueurs chrétiens) se retrouve dans la plupart des autres îles ; seules diffèrent les appellations qui lui sont données : Guayota, à Tenerife (où le « démon » était censé habiter à l’intérieur d’Echeide (sans doute le Teide ?) ; Gabiot, à la Grande Canarie et à Lanzarote ; Hirguan, à La Gomera ; Iruene, à La Palma, etc.[16]

Dans Natura y cultura de las Islas canarias[17], Pedro Hernandez Hernandez note que, de nos jours, les gens de la campagne continuent de désigner le démon sous le nom « perrete » (petit chien) et jurent en utilisant une formule qui pourrait bien être une survivance des anciennes croyances guanches :

« Cruz, perro maldito ! » (Par la croix, maudit chien !)

Voyons maintenant si nous pouvons définir un type particulier qui serait le prototype du chien canarien, ce que nous avions appelé, dans un ancien article, le « Canis atlanteus ou canis atlanticus »[18] .
  
L. Diego Cuscoy indique que les Guanches appelaient « cancha » un chien de petite taille qui faisait partie de leur alimentation. Il précise que Zeuner l’a rapproché du « dingo » australien[19].

Nous avons personnellement vu, dans la nature canarienne, des chiens à demi sauvages, longilignes et aux oreilles dressées, du type lévrier, au pelage généralement blanc ou brun clair. Ils sont aussi parfois apprivoisés et dressés pour la chasse ou pour garder les troupeaux.



Lors de notre premier séjour à l’île de Tenerife (1976-1977), un paysan, à qui nous avions demandé leur nom, nous avait répondu qu’on les appelait « perros cartaginenses » (c’est-à-dire « chiens carthaginois »), ce qui n’avait pas manqué de nous étonner. Nous retrouvâmes par la suite ce type de chien dans toutes les îles de l’archipel, sans exception. Nous avons pu, à plusieurs reprises, mesurer leur extraordinaire agilité qui leur permet d’escalader les pentes des barrancos (ravins) les plus abrupts. Nul doute qu’ils sont parfaitement adaptés à la chasse sur des terrains difficiles ou comme gardiens de troupeaux, deux rôles dans lesquels ils étaient déjà utilisés, nous le savons par les chroniques de la conquête, par les guanches préhispaniques. Nous savons en effet par Fray José de Sosa, qui écrivait en 1678, que les Guanartemes (c’est-à-dire la caste noble de Grande Canarie), élevaient « ligerisimos perros de mano » (très légers chiens « de main »), « dressant les meilleurs qu’ils trouvaient dans les montagnes où ils vivaient à l’état sauvage (...) »[20].

Est-ce ce type de chien que les Guanches élevaient comme animaux de boucherie ? D’après leur morphologie, cela semble peu probable, même si Diego Cuscoy décrit le « cancha » comme un chien « fier et vorace » et que, « lors de la première entrée des Espagnols, lorsqu’ils pénétrèrent dans l’île [de Tenerife] par le Val de La Orotava (...), ils trouvèrent des chiens indigènes dévorant les cadavres des Guanches et des Espagnols tombés dans les premiers engagements »[21]. Qu’on nous pardonne cette remarque mais il doit y avoir confusion. Il nous semble en effet peu vraisemblable que ce soit un chien de type lévrier que les Guanches « châtraient et engraissaient pour les manger »[22] . Ce genre de chien, même engraissé, devait fournir une bien piètre pitance ! Sans doute d’autres espèces étaient mieux adaptées à cet usage. Or, nous savons qu’à côté du type lévrier, d’autres espèces existaient aux Canaries avant la conquête : à part les « grands chiens » offerts au Juba II, qui n’ont, à ce jour, pas été identifiés mais dont on peut supposer qu’il s’agissait de chiens exceptionnels rappelant sans doute les sloughis utilisés pour l’ornement ou pour la chasse d’Afrique du Nord, il existe d’autres races comme le « bardino maxorero » (chien majorero) ou « perro pardo » (chien brun) de Fuerteventura sur lequel des études et une politique de sauvegarde sont en cours[23]. Mais aucun élément ne nous permet de penser que, pas plus que les chiens de type lévrier, ils aient pu, un jour, être élevés pour leur viande.

Resterait un autre type de chien, proche cousin de celui, bas sur pattes et sans poils (aussi dénommé « chien nu ») répandu dans toute l’Amérique précolombienne et que l’on appelle encore curieusement là-bas « perro chino » (c’est-à-dire « chien chinois » !), sans doute par analogie avec les chiens élevés en Chine à usage exclusif de viande de consommation.

N’ayant pu, pour l’heure, découvrir aux Canaries aucun témoignage de ce « chien du troisième type », nous ne pousserons pas plus loin l’hypothèse[24].

Restons-en, dans l’immédiat, à notre chien de type lévrier (celui sans nul doute dont parle Pline) et au rôle qu’il paraît avoir joué dans les anciens rites funéraires guanches.
Il est frappant de constater que ce même type de chien se retrouve dans tout l’espace méditerranéen, depuis l’Egypte jusqu’à l’Afrique occidentale. Selon les lieux, il porte des noms différents mais qui posent toujours question : Podenco ou Podengo en Espagne et à Ibiza, aussi appelé curieusement « chien des Pharaons »[25]Saluqi ou Sloughi apprécié pour la chasse par les Touaregs[26], Pharaon Hound (Lévrier des Pharaons) de Malte[27],  etc. Remarquons que les traditions locales rattachent toujours ces chiens, soit aux Phéniciens, (« perros cartaginenses » : ils tiraient le char de la déesse Tanit)[28], soit aux Egyptiens.

Pour en revenir aux Canaries, nous avons vu que le chien du type lévrier aurait pu, d’une manière ou d’une autre, être lié aux rites entourant la mort (chien momifié, aspect soi-disant « démoniaque » du tibicena, demeure souterraine dans l’Echeide, etc.). Cela nous a naturellement conduit à le rapprocher d’Anubis, le dieu des morts des anciens Egyptiens et de ses attributions de dieu psychopompe.

On connaît Anubis. On sait qu’il est le dieu qui, dans l’Egypte ancienne, préside aux enterrements. Son rôle est prépondérant dans la geste osirien puisqu’il aida Isis, après le rassemblement des membres dispersés d’Osiris, à reconstituer le corps divin[29].  Or, penchons-nous un peu sur les représentations qui nous sont parvenues d’Anubis ?

En fait, toutes les représentations que nous connaissons du dieu des morts égyptien évoquent un être hybride entre le loup, ou le renard, et le lévrier : sont corps est très fin, son museau extrêmement allongé, ses oreilles triangulaires sont dressées sur sa tête ; sa robe est d’un noir uniforme, aux poils très courts, voire sans poils du tout [30]. Les spécialistes qui l’ont étudié l’ont rapproché soit d’un loup, soit d’un renard du désert (fennec), soit d’un chacal. Or, Keimer, égyptologue et zoologue, s’élève contre cette fausse interprétation :

« On décrit toujours Anubis comme un dieu à tête de chacal (...). [Cependant] il n’y a jamais eu de chacal en Egypte mais seulement des chiens errants qui ressemblent un peu à des loups[31], au museau effilé, porteurs de grandes oreilles pointues (...) »[32]

Cette conclusion est confirmée par Isha Schwaller de Lubicz[33] :

« Les auteurs classiques n’ont jamais rangé le chacal au nombre des animaux sacrés ; mais ils ont nommé Cynopolis (« ville du chien », aujourd’hui Cheik el-Fadl’) la ville où était vénéré Anubis, alors que la ville consacrée à Oupouat était nommée Lycopolis (« ville du loup ») (...). Cependant, ni le chacal ni le loup, ni aucun des canidés d’Egypte ne réunit à la fois les caractéristiques de l’animal sacré d’Anubis et d’Oupouat : oreilles droites, longues et pointues du renard, queue du chacal et du loup, robe noire d’un « chien errant » égyptien. Le plus approchant pourrait être ce « chien errant » sans toutefois lui correspondre entièrement (...). 

Dans un article plus ancien, sans prétention scientifique[34], nous avions cherché de quel modèle animal avait pu s’inspirer l’Anubis égyptien. N’ayant réussi à le faire correspondre à aucun animal connu, nous nous étions résolu à inventer, pour ce spécimen étrange, le terme de  « Canis atlanticus ». Nous ne savions pas, à l’époque, que nous lui trouverions un sosie, non en Egypte mais en Amérique. Il existe en effet de nos jours un véritable jumeau d’Anubis, le Xoloizcuintle, plus simplement appelé Xolo[35]. Originaire du Mexique, on l’élève actuellement aussi en Europe où il est très prisé des amateurs. C’est un extraordinaire chien sans poil, de couleur uniformément noire. Son nom vient de Xolotl, le terrifiant dieu mexicain de la mort, dont il était l’animal sacré. Comme Anubis, il accompagnait les âmes des morts dans le monde de l’au-delà, que les Mexicains dénommaient Mictlan. Pour eux ce monde se situait à l’Orient alors que pour les Egyptiens et, à leur suite, pour tous les peuples de l’Antiquité (Grecs et Etrusques, en particulier), il se situait à l’extrême Occident.

Le Xoloizcunintle est, sans conteste, le plus extraordinaire des spécimens de la plus étrange des races canines, celle des « chiens nus », qui compte trois branches : outre le Xolo, en font partie les « chiens chinois à crête » (nus sauf une touffe de poils sur la tête, à la queue et aux pattes) et le « chien nu du Pérou », à vrai dire si proche cousin du Xolo qu’on ne voit pas toujours la différence entre eux. Une thèse qui fait référence leur a été consacrée[36]. Les spécificités de cette race sont multiples : la première est bien évidemment leur système pileux peu développé ou carrément absent. D’autres sont tout aussi étonnantes : leur dentition, par exemple, est incomplète (l’absence de toutes les prémolaires ou d’une ou plusieurs incisives


n’est pas rare). Par contre, il semblerait que l’observation selon laquelle ils ont une température supérieure à la moyenne (ce qui les a fait appeler « chiens-bouillotte » et leur a fait attribuer des pouvoirs curatifs) est erronée.  Mais, lorsqu’on lit les ouvrages qui leur sont consacrés[37], on ne manque pas de relever plusieurs traits de leur caractère. Tous les spécialistes s’accordent à reconnaître que ce sont des chiens montrant encore des traits qui les rendent proches des animaux sauvages mais, comme ils sont exceptionnellement intelligents, ils se « socialisent » facilement. Cependant, leur forte personnalité s’affirme par une grande indépendance qui les rend par moments difficiles à dresser. Ils aboient tellement peu qu’on a longtemps cru qu’ils étaient muets. Mais ce qui est le plus curieux, c’est que leur comportement change totalement dès la tombée de la nuit. Le Xolo, particulièrement, devient « très nerveux, excité, voire angoissé dès que le jour baisse »[38]. 

Revenons un instant sur cette terre mythique dont les Mexicains faisaient le séjour de leur mort : Mictlan. Ils la plaçaient à l’Orient de leur terre. Or, pour les Egyptiens, l’origine de leurs dieux et le paradis où retournaient les âmes après leur mort s’appelait Ament et était située à l’extrême Occident[39].  Quant aux Grecs, ils appelèrent ce lieu Macaron Nesos (μακάρων νῆσοι), les « Iles Fortunées » ou « Iles des Bienheureux » et les placèrent dans l’Océan Atlantique, au-delà des Colonnes d’Hercule, qui est pour nous le détroit de Gibraltar. Or, comme nous le disions au début de cet article en citant Bory de Saint-Vincent, avant de porter le nom sous lequel nous les désignons désormais, les Iles Canaries étaient universellement assimilées avec ces « Iles des Bienheureux ou îles Fortunées » dont le sens, pour les Anciens, n’était ni plus ni moins que celui d’« Iles des Morts ». 

N’est-il pas troublant de penser que, de part et d’autre de l’Atlantique, les morts étaient conduits vers une terre située au beau milieu de l’Océan atlantique, par un chien noir, et que le type de chien qui ne peut, du fait de ses caractères si spécifiques, être confondu avec aucun autre, se retrouve au Mexique sous le nom de Xoloitzcuintle.  

Les lévriers sauvages qui hantent encore les barrancos canariens seraient-ils donc les lointains descendants de ces chiens-dieux qui conduisirent un jour les âmes des morts depuis l’une et l’autre rive du vaste océan Atlantique vers leur ultime séjour : les Iles Fortunées ?




[1]  Bory de Saint-Vincent. Essai sur les Iles Fortunées de l’Antique Atlantide ou Précis de l’Histoire Générale de l’archipel des Canaries. Paris, Baudoin, 1803.
[2]  Pline l’Ancien (1er siècle après JC), Historia naturalis, Livre VI, chap. XXXVII.
[3]  Juba II, prince berbère élevé à Rome, de double culture grecque et romaine. Il écrivit une monumentale géographie de l’Afrique du Nord, Lybica, qui  est en grande partie perdue. Seuls nous sont parvenus quelques courts fragments (Felix Jacoby, Die Fragmente der Griechischen Historiker, Berlin-Leyden, 1923-1959)
[4]  Francisco Lopez de Gomara  Historia general de las Indias. (1552) Ed. par E. de Vedia, in : Historiadores primitivos de la India, vol. I, Madrid, 1852.
[5]  Le Canarien, cap. XLVII. Ed. A. Cioranescu. Sta. Cruz-de-Tenerife, Aula de Cultura, 1980 (pp. 165-166).
[6]  Id., texte de Gadifer de la Salle, cap. XLVIII. Ed. Serra-Rafols y A. Cioranescu. La Laguna/Las Palmas, Instituto de Estudios Canarios/El Museo Canario, 1965 (p. 131).
[7]  Thomas Nichols. A description of Fortunate Islands (...). Ed. Cioranescu in: Descripcion de las Islas Afortunadas. La Laguna, Instituto de Estudios Canarios, 1963.
[8]  Ces crânes sont déposés au Museo Canario de Las Palmas, sous les réf. 1226 à 1228. Ils semblent provenir des fouilles de S. Jiménez Sanchez à la Montana de Moya (Grande Canarie). Cet archéologue cite, dans ses publications qui s‘échelonnent sur plus de dix ans (Anuario de Estudios Atlanticos, El Museo Canario, etc.), de nombreuses autres trouvailles que nous n’avons pu cependant retrouver dans les collections actuellement exposées au musée ni dans les réserves, malgré l’aimable collaboration de son personnel.
[9]  Luis Diego-Cuscoy. Los Guanches. Sta. Cruz-de-Tenerife, Museo arqueologico de Tenerife, 1968 (pp. 108 et sq.). Une photo de ce crâne est reproduite in fine, planche IX, 2.
[10]  Id., p. 109. L’auteur se réfère à Martin Almagro Basch, Prehistoria del Norte de Africa y del Sahara espanol. Barcelona, Consejo Superior de Investigaciones Cientificas, Instituto de Estudios Africanos, 1946. Ces pièces correspondraient donc aux périodes néolithiques et énéolithiques (Vandier, Manuel d’archéologie égyptienne. T. I. Paris, Picard, 1952).
[11]  Vandier, op. cit. et Lortet et Gaillard, « Faune de l’ancienne Egypte, Canidés », in : Archives du Museum d’Histoire Naturelle de Lyon, t. X, chap. XVII. Lyon, Georg, 1909. 
[12]  Découvertes de Von Tschudi,, Max Uhle et A. Kroebe au Pérou (communication de Simone WAISBARD, Paris).
[13] Hans Biedermann. « Die Hunde-Inseln im Westmeer », in: Almogaren, T. III (1972), pp. 99-107 et communications personnelles inédites.
[14]  L. Diego Cuscoy, Los Guanches, op. cit.
[15]  P. Gomez Escudero (1484-1500). Las relaciones de Galdar. Historia de la conquista de Gran Canaria. Ed. Darias y Padron et M. Quesada Saavedra. Galdar, 1936. La citation respecte la graphie de l’époque.
[16]  Pedro Hernandez Hernandez. « Creencias y practicas religiosas », in : Natura y cultura de las Islas Canarias. Las Palmas, Tipografia A. Romero, 1978. Informations complétées par une communication personnelle de Jaime KRUSS, de Tafira (G.C.).
[17]  Cité ci-dessus.
[18]  Roland COMTE « Le Canis atlanticus et les origines de la civilisation occidentale », in : Cahiers du Réalisme Fantastique, n°2 (1976), Nice.  
[19]  Zeuner « Some domesticated animals from the Prehistoric Site of Guayadeque, Gran Canaria », in :  El Museo canario, n°65-72. Las Palmas, 1958-1959.
[20]  Fray José de Sosa, Topografia de la isla de Gran Canaria (...). Ms, 1687.
[21]  Diego Cuscoy, Los Guanches, op. cit., p. 109.
[22] Th. Nichols, op. cit.
[23]  Travaux d’ASCAN et communications de mon ami Antonio Cardona Sosa, Las Palmas de G.C.
[24]  «Los perros chinos», « Raza de perros del Incario » et autres articles parus dans le journal La Prensa de Lima, communiqués par Simone Waisbard (Paris).
[25] Selon la légende, la déesse Tanit dont il tirait le char l’aurait abandonné sur l’île d’Ibiza Cf. Michel Masse « Le Podenco ibicenco ou chien sacré des Pharaons », extrait d’une revue non identifiée faisant partie de notre documentation personnelle et Cl. Fabre-Vassas « Lévriers des Baléares », in : Revue Terrain, n°10, Avril 1988. Paris, Ministère de la Culture, 1988 (pp. 97-101).
[26]  F. Vire « A propos des chiens de chasse Saluqi et Zagari », in : Revue d’Etudes Islamiques, XLI/2 (1973). Paris, Geuthner, 1973 (mes remerciements à M. Lionel Galand, professeur à l’INALCO (Paris) pour m’avoir signalé cet article.
[27]  Guide Nagel sur Malte. Cl. Fabre-Vasas (Cf. note 25), identifie ce chien, qui vit sur l’île de Gozo à Malte, comme un «podenco»; elle le compare à d’autres « podenco très proches [qui] se retrouvent à l’île de Gozo, aux Canaries, du Portugal à l’Extremadure et à l’Andalousie où ils constitunet autant de variétés locales adaptées à la chasse. » (Article cité, p. 97).
[28]  Il y aurait beaucoup à dire sur les relations entre les Phéniciens et les Canaries, ainsi qu’avec les Açores, mais un tel sujet nécessite un autre développement.
[29]  « Mythologie égyptienne » in : Mythologies de la Méditerranée au Gange. Paris, Larousse, p. 37.
[30]  Voir l’impressionnante statue d’Anubis du Musée du Louvre (collections égyptiennes).
[31]  Rappelons-nous la citation du Canarien donnée au début de cet article « quelques chiens sauvages, qui ressemblent à des loups, mais ils sont (plus) petits. »
[32]  Cité par Schwaller de Lubicz. Her -Bak disciple. Paris, Flammarion, 1956 (p. 324-325).
[33]  Note ci-dessus.
[34]  Cf. note 18.
[35]  La ressemblance est frappante : comparer les photos du Xolo et  la statue d’Anubis du Musée du Louvre.  
[36]  François Laurent, Les chiens nus, thèse de doctorat vétérinaire, Ecole nationale vétérinaire de Maison-Alfort, 1981.
[37]  Christian Limouzy, Les chiens nus, Paris, éd. De Vecchi, 1994.
[38]  Idem, p. 67.
[39] Princesse  Marthe de Chambrun-Ruspoli, L’épervier divin, Genève, éd. Mont Blanc, 1969. Nous avons eu de longues et passionnantes discussions sur ces sujets avec l’auteur dans sa belle maison de Tanger. 

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