jeudi 15 septembre 2016

LE MYSTÈRE DES PÉTROGLYPHES DU CAP VERT


Plusieurs spécialistes de la linguistique canarienne ont signalé des inscriptions rupestres, semblables à celles recensées aux Iles Canaries, dans l’archipel du Cap Vert[1].

Aux Canaries, ces gravures sont très diverses mais certaines ont été identifiées comme se rattachant aux tifinagh touaregs et la langue qu’ils transcrivent analysée comme étant du libyco-berbère. A la différence des Açores[2] et du Cap Vert, les Canaries étaient peuplées avant l’arrivée des européens au XVe siècle et, si certaines différences ont été signalées entre les langues parlées par les autochtones dans chacune des sept îles qui forment l’archipel, tous ces dialectes se rattachaient à une langue commune, que l’on appelle pour simplifier le « guanche », lui-même dérivé du libyco-berbère.

Le Cap Vert se trouve à près de deux mille kilomètres au Sud des Canaries et à environ 500 km à l’Ouest du Sénégal. Comme elles et comme les Açores, l’archipel est en grande partie de formation volcanique. Cependant, on y trouve des vestiges de terrains sédimentaires[3], ce qui laisse à penser aux géologues qu’il fut rattaché, à une époque très ancienne, au continent africain. Par ailleurs, toutes ces îles (des Açores au Cap Vert[4]) font partie, malgré leur éloignement géographique, de ce qu’on appelle la « zone macaronésique » (du grec makaron nesoi, (μακάρων νσοι) les « Iles Fortunées » des Anciens). Ces terres ont beaucoup de traits en commun, en particulier sur le plan de la flore et de la faune.

Le Cap Vert était inhabité lors de sa « découverte » officielle attribuée au gênois[5] Aloiso da Cá da Mosto (ou Cadamosto), le 14 juillet 1456, mais il est vraisemblable que des marins phéniciens et arabes y aient auparavant abordé, volontairement ou par accident.  

C’est pourquoi l’existence de gravures rupestres, si elle était confirmée, serait extrêmement intéressante car, soit l’archipel a été occupé avant sa « découverte » au XVe siècle, soit ces gravures sont postérieures.

Dans le cas où leur authenticité ne ferait pas de doute, il restera à les identifier : qui les a réalisées, quand, et surtout de quelle langue il s’agit ? Quant à leur signification, c’est une histoire dont la première ligne n’est pas encore écrite...
A notre connaissance, la première observation des gravures capverdiennes date de 1935 ; elle est due à Auguste CHEVALIER, professeur au Muséum d’histoire naturelle de Paris et spécialiste de l’agriculture tropicale[6].  Il passa quatre mois au Cap Vert dans le but d’en observer la flore et la faune. Au cours de son séjour, on lui parla de gravures rupestres et de structures lithiques, ce qui l’intéressa vivement.

Dans le mémoire qu’il publia à son retour dans la « Revue de botanique appliquée et d’agriculture tropicale », il signale quatre zones de gravures, dans les îles suivantes :
            1.  Ile de Boa Vista:  « M. F. BONNAFOUS m’apprit que les jeunes gens de Sal Rei racontaient avoir observé en escaladant le roc de Rochinha, massif de phonolites qui se dresse à 96 m. au-dessus de la mer, à 1 km au N de Sal Rei, des inscriptions sur la pierre. Je les ai vainement recherchées. »

            2. Ile de Maïo :  « A l’embouchure de la Ribeira D. Joao, il existait aussi une vieille inscription rupestre. Nous nous y sommes rendus et avons trouvé dans la falaise sur la rive gauche seulement une croix portugaise peinte en noir et paraissant ancienne, mais aucune inscription[7]. »

            3. 1. Ile de San Antao :  « Nous avons été plus heureux à l’île de San Antao. On nous avait dit qu’il existait, près du village de Janela, près de l’extrémité Est de l’île, une inscription que personne n’était parvenu à déchiffrer. Nous nous sommes rendus de Pombas à Janela en suivant la côte. Janela est un petit port à l’embouchure du Rib. Penedo. En remontant cette rivière, où l’eau coule toute l’année entre les blocs de pierre, à 1 km à peine de la mer, on arrive à un endroit où la rivière, large de 5 à 6 m, est déjà resserrée dans une vallée assez étroite ; on observe sur la rive gauche, à 15 m environ du lit, un énorme monolithe de 3 m 50 de haut, de 4 m de large, reposant sur un soubassement rocheux sortant du sol de 30 à 40 cm. La face de ce monolithe tournée vers la mer porte, à environ 2 m de hauteur, deux inscriptions avec des signes différents de notre alphabet (caractères runiques ?)[8]. L’inscription  principale non mutilée se trouve à gauche quand on regarde la mer et les caractères, en particulier une espèce d’ S, sont encore très visibles. Elle a environ 35 cm de long et 20 cm de haut. Les lettres sont gravées en creux le tout est entouré d’un cadre grossier, irrégulier.

L’inscription de droite, en caractères analogues, est en partie effacée parce qu’on lui a superposé, également en creux, une croix avec piédestal[9] qui a fait disparaître en partie les caractères de l’inscription préexistante. Ceux-ci, de même que la croix, sont certainement très anciens comme en témoignent les lichens qui recouvrent les rainures gravées dans la pierre. Tout près du monolithe, en se rapprochant du lit du ruisseau, existe une sorte de dolmen formé de deux grosses pierres posées à plat sur des blocs de soutènement et limitant une chambre d’environ 40 cm. de haut et de 1 m. 50 de large. »

Des amis, qui sont allés au Cap Vert en voyage d’agrément 1991, ont pu nous rapporter des clichés des gravures de Janela, qui, apparemment sont les plus faciles à voir.  A leur lecture, il nous semble que certaines d’entre elles (celles de droite) pourraient être du portugais. Par contre celles situées à l’extrême gauche de la photo, entourées par une sorte de cadre, pourraient être des tifinagh (en particulier le « s » à l’envers de la ligne supérieure et les « o ».
           3.2.  Ile de San Antao:  « (Il existerait) aussi des inscriptions analogues à celles de Janela au NW de l’île (près de la Rib. Altomira ou aux environs ?).


Photo prise par R. Heurtier sur le site de Janela (San Antao) 1991

      4. Ile de Sao Nicolau : « Il existe une inscription (Rocha escrita) près de l’embouchure de la Rib. Prata, au NW de l’île (entre Prata de Pau et Prata Espechim) ».

Auguste CHEVALIER consacre ensuite tout un chapitre aux « dolmens » des Iles du Cap Vert mais il émet de sérieux doutes quant à leur identité avec les mégalithes européens. Il faut noter que, s’il existe beaucoup de structures lithiques aux Canaries, nous n’y avons connaissance d’aucun dolmen ou menhir. Par contre, la plupart des structures canariennes sont anciennes et liées soit au culte soit à des pratiques funéraires des préhispaniques canariens. Les mégalithes sont aussi nombreux dans tous les pays du Maghreb et bien au-delà puisqu’on en trouve jusqu’en Corée.

Les « dolmens » que signale CHEVALIER seraient situés à :

- Nord de l’île de Santiago, à l’île de Fogo près Ribeira Lomba et Nhuco, dans le cratère de Cova à S. Antao.
N’ayant malheureusement encore jamais pu nous rendre sur place, nous ne pouvons ni corroborer, ni infirmer ces dires et nous serions heureux si des correspondants pouvaient nous rapporter des photos de l’un de leur voyage dans cet archipel.

[Cet article nous avait été demandé en 1997 par Sabrina Requedaz, qui préparait un Guide du Cap Vert, qui fut publié en 1999 par les éditions Olizane dans leur collection « Loin des yeux du monde ».]            



[1] Georges MARCY, L’Epigraphie berbère (numidique et saharienne, in : Annales de l’Institut d’études orientales, T.II , 1936 ; Juan ALVAREZ DELGADO, Inscripciones libicas de Canarias. Tenerife, Universidad de La Laguna, 1964.
[2] On a cependant émis l’hypothèse que les Açores étaient connues des Phéniciens (voir à ce sujet mon article : "Les Phéniciens ont-ils découvert les Açores ?")
[3] C’est aussi le cas dans certaines îles des Canaries.
[4] Certains y rattachent même les Antilles et les Bermudes.
[5] D’autres disent qu’il était vénitien...
[6] A. CHEVALIER : Les îles du Cap Vert, géographie, agriculture, flore de l’archipel, in : Revue de botanique appliquée et d’agriculture tropicale, bulletin n°170-171, oct.-nov. 1935.
[7]  Nous savons par expérience qu’une croix isolée sur un rocher peut avoir été faite à partir de la christianisation de l’île pour exorciser un lieu de culte païen. Ici la croix serait peinte. Si elle avait été gravée, elle aurait pu être un tifinagh, l’un des caractères les plus courants de cet alphabet ressemblant à  une croix chrétienne.
[8]  Il est très peu vraisemblable qu’il puisse s’agir de caractères runiques. Par contre, pour un non spécialiste, des caractères tifinagh peuvent être confondus avec des caractères runiques.
[9]  Autre exemple de christianisation d’inscriptions considérées comme « païennes » par les colonisateurs.

dimanche 4 septembre 2016

LES PHÉNICIENS ONT-ILS DÉCOUVERT LES ACORES ?

Auteur : Roland Comte
Date : 15/11/2014
 Monnaies carthaginoises découvertes aux Açores

Parmi les éléments permettant de penser que les Açores ont été connues bien avant leur "découverte" officielle par les Portugais au XVe s, il en est un qui, s'il pouvait être prouvé, irait dans le sens d'un contact - peut-être accidentel et sans lendemain - avec des marins Carthaginois.

En effet, Donald B. Harden, le grand archéologue anglais, dont l'ouvrage Phoenicians (1948) fait toujours référence, cite comme une certitude la découverte d’un trésor de huit pièces puniques et cyrénaïques, remontant au 3ème siècle avant J.-C. qui fut découvert en 1749 dans l’île de Corvo aux Açores, mais il précise aussi, sans autre indication, qu’il a été perdu.



L'île de Corvo vue du large
 (Source : Wikipedia auteur Dreizung, image dans le domaine public)

C’est à partir de ce mince élément que nous nous sommes lancé dans une enquête pour essayer d’en apprendre davantage sur cette question.

Des amis qui s’étaient rendus aux Açores ont pu obtenir des photocopies, à la bibliothèque d'Angra do Heroismo (Terceira), d'un article de J. Agostinho intitulé "Achados arqueologicos nos Açores" (Découvertes archéologiques faites aux Açores), publié en 1946 dans la revue Açorea, boletim da Sociedade Afonso Chaves, qui donnait le détail de cette découverte.

Selon cet article, les pièces, d'un nombre supérieur à celui indiqué par Harden, avaient été découvertes au mois de novembre 1749 "dans les ruines d'un édifice de pierre ravagé par la tempête sur l'une des côtes de l'île de Corvo". Elles étaient "contenues dans une poterie de terre noire, brûlée. L'ensemble fut transporté dans un couvent et dispersée parmi les quelques érudits résidant dans l'île hormis neuf pièces parmi les mieux conservées qui furent envoyées à Madrid au père Flores, éminent numismate espagnol de l'époque, auteur d'un ouvrage en trois volumes sur les médailles des colonies d'Espagne."


Portrait du père Henrique Florez par Andrés de la Calleja (Musée du Prado) - photo libre de droits

Il faut croire que le destin de ces pièces, originaires d'Afrique du nord, comme celui d'autres objets archéologiques, était de voyager, car le père Flores[1] en fit cadeau à John Podolyn[2], numismate suédois de ses amis, lors d'une visite à Madrid. Ce dernier, dans un article publié en 1778 dans le Bulletin de la Société Royale des Sciences et des Lettres de Göteborg et reproduit par Agostinho, en donne une copie grâce à laquelle nous savons à quoi ressemblaient ces neuf pièces.

-         Les n°1 et 2 sont en or :

·        N°1 représente, à l'avers, un visage de femme et, au revers, un corps de cheval, la tête de l'animal regardant vers l’arrière ;
·         N°2 représente, à l'avers, un palmier et, au revers, une tête de cheval ;

-         Les n° 3 à 9 sont en cuivre :

·        N°3 : à l'avers, visage de femme et, au revers, corps d'un cheval regardant devant lui ;
·        N°4 : visage de femme et tête de cheval regardant devant lui ;
·        N° 5 : visage de femme et tête de cheval et un palmier à l’avant ;
·        N°6 : visage de femme et corps de cheval, tête tournée vers l’arrière ;
·        N°7 : visage de femme et cheval avec, en arrière-plan, un palmier ;
·        N°8 : Visage d'homme d'homme barbu avec des cornes de bélier, à l'avers et au revers un palmier et des lettres difficiles à identifier sur la reproduction ;
·        N°9 : un palmier à l'avers et un cheval, tête tournée vers l'arrière, au revers.

Selon les auteurs, les pièces n°1 à 7 seraient d'origine carthaginoise, les deux dernières (n°8 et 9), d'origine cyrénaïque

La comparaison de ces pièces avec les collections royales du prince de Danemark avait démontré leur authenticité. Celle-ci était aussi reconnue par le célèbre naturaliste allemand Alexander Von Humboldt[3]


Alexander Von Humboldt (portrait par Joseph Karl Stieler) - photo libre de droits

et François-René de Chateaubriand, qui en avait eu connaissance, en parle dans le Mémoires d’Outre-Tombe[4]. L’archéologue norvégien Anton Wilhelm Brøgger (1884-1951) cita cette découverte en exemple lors de son discours d’ouverture du 2ème Congrès International d’Archéologie (1936) dans lequel il défendit l’hypothèse d’expéditions lointaines réalisées déjà à l’âge du Bronze. La thèse de l’authenticité, non des pièces elles-mêmes mais de leur découverte à Corvo, a cependant été remise en cause par Pierre et Patricia Bikai, deux archéologues spécialistes du Moyen-Orient ont suggéré qu’il aurait pu y avoir une confusion sur l’origine géographique des monnaies. Selon eux, elles auraient été trouvé dans un village nommé Corvo, nom assez commun au Portugal, et nom sur l’île de Corvo aux Açores. Cette dernière assertion, si elle était confirmée, nous paraît plus que légère car, même si nous comprenons bien qu’elle permet de balayer facilement toutes les questions posées aux archéologues par une découverte, même fortuite et sans lendemain, des Açores par une expédition carthaginoise, elle fait bien peu de cas de la respectabilité de Podolyn, reconnu comme un éminent numismate, et encore plus du Père Florez, célèbre à son époque comme historien, qui était également traducteur, géographe, chronologiste, épigraphiste, numismate, paléographe, bibliographe et archéologue du Siècle des Lumières. Grand connaisseur de l’histoire de son pays, et du Portugal, c’est lui faire injure que d’imaginer qu’il aurait pu confondre un quelconque Corvo avec l’île de Corvo aux Açores !   


Nous avons comparé ces pièces avec des monnaies phéniciennes publiées dans l'ouvrage "Les Phéniciens" dirigé par Sabatino Moscati (Milan, Bompiani, 1988). les dessins reproduits dans le livre d'Agostinho sont en tout point identiques à ces dernières : 
      
   Monnaie d'or avec au droit tête de Coré et au revers cheval debout (Emission de Carthage, Tunisie, 350-320 av. J.-C.)
Monnaie d'or avec au droit tête de Coré et au revers cheval devant un palmier  (Carthage, Tunisie, milieu IVe-début IIIe s. av. J.-C.)


Pour le moment, le mystère reste entier et nous serions heureux de toute contribution de la part d’un de nos lecteurs qui pourrait l’éclairer.  





[2] Johan Frans Podolyn célèbre numismate suédois (né à Lisbonne en 1739, mort à Göteborg  en 1784
[3] In : Examen critique de l’histoire et de la géographie du Nouveau Continent, Paris, Libr. De Gide, 1857 [Google books]
[4] Livre V, p. 339 de l’éd. Garnier, 1910 [Wikisource].